vendredi 17 octobre 2008

Ecoute les pierres


Aujourd'hui, je laisse la parole à Alfredo.

Je traduis ici des passages d'un texte qu'il a écrit pour un colloque sur l'art rupestre, il y a quelques années :


Pierres vivantes, peuples vivants

Un simple mais élémentaire renoncement à toute position anthropocentrique nous permettrait de nous approcher de la compréhesion de l’art rupestre comme image acoustique de la géographie sacrée ; et à la surface de la pierre non comme un support mort mais comme la peau d’autres sens.

Si la perception sensorielle de nos ancêtres différait de celle que nous avons aujourd’hui, si les significations de l’art rupestre vont au-delà du visuel, et si le transcendant dépasse le dicible, les sites d’art rupestre sont le seuil d’une réalité que nous pouvons à peine soupçonner.
Dans le cadre de rituels, les pierres et leur environnement pourraient bien avoir été des espaces dans lesquels la réalité ordinaire pouvait être recréée, la pierre vue depuis son envers, la terre atteinte depuis son dehors, et le monde saisi depuis ses marges. Le paysage pouvait être, dans un tel cas, une chambre d’échos pour tous les sens, et dans laquelle pouvaient se dévoiler toutes les significations, toutes les magies et tous leurs secrets.

La puissance de ces lieux déjoue l’arrogance des préjugés interprétatifs, et rend dérisoires les affirmations pompeuses et définitives des experts. Ces lieux demandent de la mesure et de l’affection, ils incitent à la quête et aux renoncements, ils ignorent les orgueils académiques, et encouragent l’humilité à croître vers le dedans.

Cela, les autochtones le savent depuis toujours. Le 14 octobre 1648, le jésuite Francisco de Patiño envoya une lettre à l’archevêque Pedro de Villagómez, dans laquelle il lui racontait comment un “Indien” lui avait demandé : “Mon Père, pourquoi te fatigues-tu à nous enlever nos idoles ? Fais disparaître cette montagne, si tu le peux, car c’est elle, le dieu que j‘adore !”.
J’ai toujours dit que regarder une montagne comme si elle était un tas de pierres, équivalait à regarder une personne comme si elle était un tas d’os. Nous pouvons également affirmer que regarder la pierre comme le simple support de l’art rupestre reviendrait à voir le corps comme une simple prothèse de l’âme.

Il est probable que la compréhension de l’art rupestre exige de nous, en ce sens, un espèce de Géophilie, ou un sentiment d’appartenance et d’imbrication, avec la nature en général, et avec les espaces en particulier, de sorte que les peintures ou les pétroglyphes cessent d’être un ensemble d’images superposées sur la roche, pour devenir des manifestations de la cosmovision émergée du monde de la pierre et de la terre.
Alfredo Mires Ortiz

samedi 4 octobre 2008

Noches y aguas


J'avais oublié ce qu'était la nuit (mais l'ai-je jamais su ?).
Dans le noir, j'ai regardé le temps passer.
Et moi qui croyais que le temps passait vite (illusion citadine), j'ai découvert qu'il pouvait être long, le temps.



Je voulais retourner à Cumbemayo, où se trouve une forêt minérale, et voir les heures passer sur les hautes pierres, les voir touchées par l'aurore et le crépuscule. Arrivée à 17h, sous une pluie fine, j'ai vu le "sanctuaire" - impressionnant massif rocheux troué par un étroit tunnel - peu à peu recouvert par l'ombre.
J'ai vu la nuit tomber Cumbemayo.
J'ai vu le ciel orageux, magnifique, devenir jaune puis bleu puis noir (ou presque).

J'ai bu l'horizon humide.





Et j'ai découvert que la maison perdue et inhabitée qui m'accueillait n'avait pas d'éléctricité. Et que ma petite lampe-torche venait de me lâcher, malgré les piles toutes neuves que je venais de lui donner (l'ingrate !). Et que j'étais seule.
Alors, c'est donc ça, la nuit ? Aucune lumière pour me la masquer. Aucune voix pour me la faire oublier. Personne : juste le temps et moi.
Je me disais : commence maintenant une des nuits les plus longues que j'ai connues.
Le noir complet ? Pas tout à fait, pourtant.
Noir bruissant, noir remuant.
Dehors, le ciel continuait à se montrer. Une lueur, au ras du sol mouillé. J'aurais pu rester longtemps, à regarder et à écouter la nuit.


Mais il faisait froid, dehors, alors je suis rentrée dans la chambre, m'enfouir toute habillée dans mes deux sacs de couchage et sous ma couverture.
Et la nuit est passée.




Avant hier, à Leymebamba, j'ai vu aussi une vraie nuit. L'orage a eu raison du réseau éléctrique, et le village a été plongé dans le noir pendant plusieurs heures. Je marchais dans des rues noires que je ne connaissais pas, me demandant comment j'allais revenir à l'hôtel (à tâtons ?). Et pourtant, là encore, la nuit n'était pas vraiment complète. Je voyais des ombres, je distinguais des silhouettes.

Où est la nuit la plus dense ?

Je me souviens d'un bain de minuit à l'Espiguette, l'an dernier : je marchais seule vers la mer sans la voir, sans rien voir devant, sans rien voir derrière, dans un noir profond.
Abolies, les distances : plus de loin ni de proche. Plus de droite ni de gauche.
Voilà nulle part. Extase !
J'étais ivre de tout ce noir (alors c'est ça, la nuit ? là où on peut se perdre, là où les cauchemars peuvent se lever ?)
.
Vais-je retrouver mon chemin ? (Jusqu'où saurai-je me perdre ?)
Quelque chose me rappelait vers l'arrière, mais je continuais.

Voir, c'était écouter : seules des voix trouaient la nuit. Des voix, celles de Philippe et Clément, là-bas derrière, étaient mes repères (vous vous souvenez ?), étaient ma gauche et ma droite, traçaient la limite entre devant et derrière, entre avant et après.
Vos voix m'avaient protégée de la nuit.




Hier, la pluie tombait, sur la route entre Leymebamba et Chachapoyas.
L'eau me grisait : celle de l'averse, celle de la rivière Utcubamba dont le "combi" (minibus, pour ceux qui auraient oublié...) suivait le cours... Le combi fonçait sur la petite route de terre, comme dans une course furieuse contre la rivière. Et moi je regardais les gouttes de pluie tomber sur l'
Utcubamba, j'observais les remous de ses eaux, les volutes de ses tourbillons...
Et le courant
emportait avec lui la fatigue, la tristesse, et levait une joie neuve.
J'avais envie de me laisser porter par l'eau folle (comme dans la Dordogne, my Huck ! mais l'eau de l'Utcubamba est un peu plus sauvage...).
Rêves de dérive - je pensais à Hucklberry Finn, et aux enfants de La Nuit du chasseur...




...
et au petit hérisson dans le brouillard de Youri Norstein, qui, lui aussi, se laisse dériver dans le fleuve...





Pour finir, quoi ?
Un poème de Pierre Reverdy (qui m'accompagne pendant ce voyage).
Parce qu'il est le poète des heures lentes, des lumières qui tournent. Parce qu'il est de l'aurore et du crépuscule. Parce qu'il sait la nuit.



PENDANT LA NUIT

L'horizon est plein de lampes
Théâtre clair
la danse
l'étoile au bout du fil
le poids trop lourd
Le long de la route l'orage court
On sort
On dort
La peur glisse dans le décor
La nuit pousse un soupir et meurt
Contre la glace au fond du lit
La lune me regarde et rit
Le ciel noir devient plus petit
Les ailes frôlent sur le toit
Le vent est arrêté plus bas
On n'a cependant rien fait
On n'a rien dit
Les rideaux sont refermés
Les paupières défont leurs plis
Et voilà l'abeille du sommeil
Au bout de l'ombrelle


in Sources du vent