mardi 23 septembre 2008

Apu Qayaqpuma



Apu, c'est le dieu, c'est la montagne comme dieu.
Le Qayaqpuma est Apu.
On n'y entre pas comme dans un moulin, on n'y va pas pour conquérir des sommets.
Avant d'entrer, on demande la permission, on frappe à la porte.

Cette porte, située sur le versant sud de la montagne, c'est le Pumushco, la grotte de l'Apu : l'anus du dieu-Puma, le chemin qui mène à son ventre, au monde intérieur, ou Uku Pacha.

Dans le Pumushco, on fait des offrandes à l'Apu : de la coca (ce que l'on partage, dans les campagnes), du sucre (ce qu'aiment les enfants), de l'alcool, et un peu de parfum que l'on inhale et que l'on répand sur le visage et sur la nuque. Et son odeur forte vous saisit, et semble vous ouvrir tous les pores.



C'est Alfredo qui m'a montré ce rituel d'offrande, et qui m'a emmenée au Qayaqpuma.



Avant d'entrer dans le Pumushco, Alfredo me dit : "Tu vas devoir me pardonner. Car cet endroit est le plus triste de Qayaqpuma".
L'ancien est effacé par le nouveau. Les peintures rupestres ont été avalées par les graffitis.

Un peu plus haut, on peut voir un autre "souvenir" laissé par des visiteurs indélicats : l'herbe noircie et les plantes brûlées par un incendie.



Alfredo n'en finit pas de connaître le Qayaqpuma. Cela fait douze ans qu'il parcourt ses pentes, escalade ses falaises, et enregistre méthodiquement les milliers de peintures rupestres qui se laissent voir sur les flancs de ses roches.



Le savoir qu'il a du lieu est patient, humble, car il se sait troué, partiel - à jamais incomplet. Un savoir qui assume sa part d'ignorance, et ne cherche pas à la réduire à tout prix (trop grande, cette montagne, trop ancienne pour se laisser épuiser par aucune science).
Un savoir qui n'oublie pas d'être reconnaissant - et qui sait aimer.

Alfredo fulmine contre les "spécialistes" qui croient expliquer le lieu à coup d'assertions autoritaires, qui tentent de l'enfermer dans des datations définitives... qui peignent les Anciens sous les traits grossiers de "chasseurs cueilleurs" primitifs... qui ne voient dans les peintures que des scènes de chasse aux accents vaguement magiques.
Qui veulent avoir raison des secrets.



Nous regardons les peintures, nous notons leurs dimensions, leur état de conservation. Nous enregistrons leurs coordonnées géographiques, latitude, longitude. L'altimètre est capricieux, il varie sans cesse, et je barre de rouge l'altitude que je venais d'inscrire pour en noter une nouvelle.



Sur cette montagne, nous marchons - et la montagne semble nous accueillir. L'orage qui menace n'éclate finalement pas (pourtant, on entend au loin le beau roulement du tonnerre). Le souffle (pour une fois) ne me fait pas défaut... et la veuve noire que nous rencontrons en chemin ne nous pique pas (il paraît que ça saute, ces bestioles là !).



Je marche, et la marche m'apprend un peu la patience. Les pas lents sur les pentes raides ; la respiration, avec laquelle il faut composer ; le sol, que l'on ne peut pas oublier, car tous les endroits ne sont pas bons pour poser le pied. Et le temps... qui prend son temps.

Et je pense au passé, lourd bagage que malgré soi l'on emporte partout, et que l'on traîne, et qui nous entraîne au loin vers des avant. Je pense au passé qui nous suit comme une ombre.

J'aimerais avoir "l'oeil sauvage" - le regard nettoyé, neuf et ouvert... mais je marche encombrée de souvenirs.



Et je vois ces pierres, celles qui sont nues comme celles qui sont peintes, qui font signe vers un antan dont nous ne savons rien. Des blocs de temps, ces pierres, qui défendent, et qui se défendent.

Qui gardent, aussi. Quoi ? Un élan initial, un surgir très ancien - celui de la montagne, qui enfonce ses racines au plus profond, pour se lancer au plus haut.

Ici, les pierres n'en finissent pas de surgir.




lundi 15 septembre 2008

La voix des villes


Je suis enfin sortie des grandes villes.

Cajamarca, dans la cordillère, m'accueille avec son rythme plus lent. Peut-être est-ce l'altitude, les rues qui grimpent raides, qui ralentissent ainsi le pas du marcheur. On peut marcher dans la rue sans trop risquer de se faire bousculer, écraser, agresser. On peut flâner. Sortir n'est plus une épreuve.

Mais comment est-ce, une grande ville péruvienne ? C'est comme cela :

Sortir dans la ville, c'est comme nager dans un fleuve à contre-courant.

Rassembler toute son énergie, tendre ses muscles, ne pas lâcher son attention pour ne pas être emporté.

Je sortais cuirrassée. Oui, mais la ville était toujours plus forte que moi. La ville est un géant qui a toujours le dessus. Ce sont d'abord les sons qui vous assaillent : les cumbias qui se déversent d'un peu partout, des fenêtres, des magasins, des véhicules... les voix des vendeurs, dans la rue ou sur les marchés, qui vous harponnent sans cesse ("Señorita ! Mamacita ! Gringita ! Que necesitas ?")... les klaxons des taxis qui vous sifflent comme on siffle une jolie fille (et ce n'est pas une image !). Ils veulent vous séduire pour que vous montiez, les klaxons des taxis. Ils vous chantent de bruyantes sérénades. Et les voix de leurs chauffeurs les accompagnent : ce sont des choeurs de "Taxis ?", "Taxis ?", "Taxis ?" qui s'élèvent sur votre passage.

Les bus (le plus souvent des "combis", autrement dit des minibus) adoptent un style différent, plus direct, plus agressif : le "cobrador" (celui à qui l'on paye le trajet), à moitié penché dehors, hurle la direction du véhicule (Huanchaco !! Hucanchaco !!! Lambayeque !!! Lambayeque !!!) pour faire monter le voyageur . Chant mécanique, nom de lieu mille et mille fois répété : l'autre jour, Otuzco, dans la voix du jeune cobrador (qui ne devait guère avoir plus de quatorze ans...) devenait "Oooooootuzcotuzcotuzcooooo !!!". Autre règle : faire vite, ne pas perdre une seconde. Les voyageurs sont accueillis à grands cris : "montez!! montez !!!" puis "descendez!!! descendez !!!" - voix puissantes, qui vous aspirent à l'intérieur du combi, puis vous poussent violemment au dehors, et vous vous retrouvez sur le trottoir plus vite que vous ne l'aviez pensé, après vous être cogné le front contre le rebord de la portière. Parfois, vous voyagez plié en deux (le plafond est bas), car une autre règle est de faire monter le plus de passagers possibles, et peu importe si le combi est déjà plein : il y a toujours de la place.

Autre moyen de transport : le "collectivo", autrement dit, le taxi collectif. La règle est la même que pour les combis : faire entrer le plus de passagers possible. Quand j'ai fait voulu aller à Gallito Ciego, un site où l'on trouve des pétroglyphes, j'ai fait une partie du trajet dans un collectivo : trois à l'avant, quatre à l'arrière, et trois dans le coffre - nous étions dix dans la voiture...




Enfin, il y a le mototaxi. Encore un véhicule plein de surprise : car on peut en faire, des choses, avec un mototaxi. Il y a deux semaines, je suis allée à Pakatnamu, immense site archéologique en plein désert, laissé totalement à l'abandon...



A 6 km de la ville (Pacasmayo), la distance me semblait raisonnable... Oui, mais c'est presque une heure, qu'il nous a fallu, pour parcourir en mototaxi les petite routes de terre caillouteuses et défoncées, qui menaient jusqu'au site.



Bilan du voyage : un sac de ciment perdu en chemin (et retrouvé au retour... avec une bonne partie du ciment répandu par terre), un pneu crevé, une chambre à air foutue, ce qui nous a d'abord obligé à nous tasser sur la droite de la banquette, Hugo (le compagnon de voyage d'alors) et moi, pour ne pas trop peser du côté gauche, où le pneu nous avait lâché. Puis, quand cette solution n'a plus été suffisante, il a fallu que l'un de nous grimpe à l'arrière du mototaxi, et se cramponne fort pour ne pas être éjecté - car cela secouait fort. J'ai testé, et j'en suis ressortie épuisée et grise de poussière !